C'est une nouvelle vie - Gavin Reed

Ses yeux observent le paysage défiler, il fait nuit noire, pas d’étoile sous le ciel de Detroit. Il n’y a que les lampadaires qui éclaire l’habitacle de la voiture, c’est régulier, comme une horloge bien que cela dépende de la vitesse du conducteur. Le conducteur... Elle tourna la tête vers celui-ci. Silencieux, sombre, elle ne le reconnaît pas, il n’est pas dans sa base de donnée... En même temps... Sa base de donnée est vide à présent. Son visage est dur, du peu qu’elle peut observer dans le rétroviseur. Assise sur la banquette arrière, son programme lui dicte de rester silencieuse pour l’instant.
Elle se souvient de l’autre homme, de négociation, de discussion houleuse, d’argent, l’ordre de rentrer dans la voiture. Elle obéit purement et simplement. Le trajet est bercé par le ronronnement du moteur de la voiture. Les minutes défilent, 27 minutes et 43 secondes pour être exact, et le moteur s’arrête, mettant fin aux vibrations du véhicule motorisé. Le son de la portière côté conducteur qui s’ouvre, des bruits de pas, lourd…
Elle observe l’homme s’en aller vers un vieil immeuble, met un temps à comprendre qu’elle doit le suivre. Ouvrant à son tour la porte arrière droite, elle le suit, toujours en silence. C’est toujours ce que lui dicte son programme face à l’attitude de l’homme qu’elle suit.

Des escaliers qui grincent, une porte ouverte, il entre, elle suit toujours. Comme mise en pilote automatique et au fond, c’est exactement ce qu’elle est actuellement, sur pilote automatique. Debout au milieu de ce qui semble être à la fois un salon, une chambre et une cuisine, elle ne bouge plus, ne parle plus, elle observe l’environnement... Elle observe à nouveau l’homme... Attendant ce moment, ce déclic…

C’est un échange de regard qui le provoquera…

"Bonsoir...Je m’appelle KL900 Reference i5sZ8aSJ9...Mais vous préférez peut-être me donner un autre nom ?”

Une simple demande, une phrase préformatée consistant à la configurer et leur permettre des échanges plus faciles...Plus...Humain.
Un sourire doux et bienveillant se poser sur ses lèvres alors qu’elle attend la réponse, comme une invitation muette à lui répondre. Son regard ne semble nullement juger l’homme, ni son habitation, attendant simplement et patiemment qu’il lui donne un nouveau nom si telle était son désir.

Gavin Reed regrette beaucoup de choses car il n’y a que des mauvais choix dans sa vie. Cet androïde en est un. Il le sait, mais il ne changera pas d’avis car il est aussi con que têtu ; même lorsqu’il se retrouve à négocier le prix, même lorsqu’on lui refourgue un manuel qu’il s’empressera de jeter une fois hors de la vue du propriétaire, même lorsqu’il tourne les yeux vers l’objet et qu’il croit apercevoir en « ça » une figure familière qui éveille une vieille douleur, des sentiments conflictuels.  

Une fois les billets balancés au type, il se retient de la mettre dans le coffre, mais ne la veut pas du côté passager. Il ordonne donc à sa nouvelle acquisition (et putain que ça coute cher) de s’installer sur la banquette arrière avant de monter à son tour dans la voiture, prenant soin de claquer la porte pour manifester son mécontentement face à la situation dont laquelle il s’est mis tout seul, comme un grand.  

L’homme ne lui accorde aucune attention. Il est plongé dans ses pensées et conduit par automatisme jusqu’à chez lui, marmonnant dans sa barbe quelques insultes à l’égard des androïdes. Il se dit, qu’en soi, ce ne sera pas trop compliqué de s’occuper de cette chose sans qu’elle ne devienne un déviant. Elle pourrait même être utile. Gavin aime bien qu’on lui obéisse, alors quoi de mieux qu’un robot docile qui ne lui jettera jamais ses valises par la fenêtre ?
Son visage se contracte davantage.  

Au fond, c’est pas totalement son problème ce putain d’androïde. Un camion pourrait lui rouler dessus qu’il se contenterait d’en rire et inventerait une excuse pour que le proprio fasse pas trop chier. Ça serait facile de s’en débarrasser. C’est avec cette douce pensée en tête qu’il sort de la voiture et se dirige vers le bâtiment. Il entend des pas derrière lui, qui lui indiquent que l’androïde n’est pas trop con. C’est déjà ça.

Il monte les escaliers, ouvre la porte et entre, laissant le soin à la chose de fermer derrière elle. Gavin passe une main sur son visage, prend le temps de se demander dans quel merdier il s’est encore fourré, avant d’enfin accorder un regard à l’autre. Un grognement résonne dans sa gorge quand elle prend la parole ; « putain d’androïde » sur le bord des lèvres, un roulement d’yeux. Il n’a pas prévu de nom, mais « Clara » se manifeste dans cet esprit tordu comme s’il s’agissait d’une évidence – elle lui ressemble, elle aura donc le deuxième prénom de son ex.

- Ouais, Clara. Tu seras Clara.

Elle sera Elizabeth, réceptacle des émotions négatives d’un homme torturé. Félicitations. Ses yeux se posent sur le (faux) sourire bienveillant, qui l’irrite instantanément. Il claque de la langue, marmonne « putain », puis lui tourne le dos pour aller chercher une bière dans le frigo de sa cuisine. Quoi, maintenant ? Que va-t-il en faire ? Il n’a pas encore jeté le manuel, il a été oublié sur le siège passager. Peut-être doit-il aller le chercher et en faire sa lecture du soir. Au moins, contrairement aux humains, les androïdes sont plus faciles à comprendre, plus faciles à manipuler. Gavin lui trouvera bien une utilité.

Son attitude, ces injures à peine voilées, c’est autant de choses qui viennent titiller son programme, ce pourquoi elle fut conçue. Cet homme a besoin d’aide, une aide qu’elle doit lui fournir. C’est ainsi que le courant électrique agit en elle, comme un interrupteur qu’on vient d'enclencher. Sa led bleu dessine un cercle alors qu’elle efface son sourire, son regard suivant les mouvements de son nouveau propriétaire. Lorsqu’il prend une bière, sa led fait un nouveau dessin circulaire bleuté, enregistrant automatiquement les détails qui lui semble important pour comprendre l’homme qui lui fait face et s’adapter à ce dernier. Là, au milieu du salon, elle réfléchit, elle sent bien que l’homme ne souhaite pas discuter et en même temps, elle ne sait pas quoi faire. Son programme cherchant le meilleur chemin à prendre, mais il est encore tôt pour savoir quoi faire exactement. Avec le temps, elle apprendra à le connaître, à comprendre, mais pour l’heure, elle découvre.

Pour l’heure, elle a enregistré sa nervosité, sa colère et quelque chose de plus intime lorsqu’il lui a donné ce nom. Clara... Cela doit avoir une signification pour l’humain. Enregistrant cela quelque part dans sa mémoire, un jour, peut-être l’occasion se présentera de parler de ce prénom, du pourquoi, de ce qu’il signifie pour lui.

"Et vous ?" Demanda-t-elle, devinant aussi que l’homme n’a pas spécialement envie de cogiter et parlez lui semble être la meilleure option actuellement pour l’empêcher de sombrer dans ses pensées et se noyer dans sa colère. Et elle sait que lorsqu’une personne est dos à une autre, la communication est parfois plus facile, ne voyant pas la réaction de l’autre... Il est plus simple de se livrer. Comme si cela avait moins de chance de blesser.

"Comment vous appelez-vous ?"

Parce qu’elle a aussi besoin de le savoir au fond, pour tisser un lien, pour commencer un jour ou l’autre à avoir un certain contacte, une forme de communication, qu’elle soit muette ou non. Son sourire revient, toujours bienveillant même s’il se trouve dos à elle.

"Vous semblez regretter votre achat..." Remarqua-t-elle en douceur "Je suis désolé... Si vous le souhaitez... Vous pouvez me revendre... Mais" elle marque une pause. "J’aimerais pouvoir faire mes preuves si vous le souhaitez" son programme étant quelque peu dérouter par l’attitude de l’homme qui vient de l’acheter, mais de le faire à contre-coeur... Il semble avoir besoin d’aide sans pourtant avoir envie de l’obtenir... Des contradictions qui, pour l’androïde fraîchement réinitialisé semblent pour l’heure perturbant.

Il la gave déjà. Cette manière robotique de parler, la gentillesse préprogrammée, c’est si faux, si écœurant. Il n’a pas besoin de ça. Il ne mérite pas de la compassion qu’un tas de plastique ne peut même pas comprendre, pourra jamais ressentir. Mais Gavin se demande un instant si c’est pas une envie d’avoir zéro conséquences quant à ses actions, pouvoir se conduire comme un connard et avoir que de la loyauté en retour, qui l’a poussé à acheter la chose. Ne plus être seul. L’homme grimace alors qu’il prend une gorgée de sa boisson amer, il ricane puis répond :

- Dieu.

Elle n’a qu’à chercher son prénom. Quand on a internet dans la tête, et que Cyberlife a déjà votre identité (bande d’enfoirés), on peut faire un effort. Un autre ricanement, plus froid, il secoue la tête. Il oublie ses réflexions précédentes ; il se dit plutôt qu’il a seulement besoin d’un punching-ball.

- Et tu pourrais aussi fermer ta gueule et l’ouvrir seulement quand je le demande ou t’en donne l’autorisation, comme la machine que t’es, et pourtant on en est là.

Il se tourne vers elle ; un sourire en coin étire ses lèvres, il montre les dents, comme un prédateur. Des pas mesurés le guide jusqu’à son acquisition, il la toise de toute sa hauteur une fois qu’il est assez proche d’elle, un doigt menaçant se plante dans la poitrine en plastique ; il la pousse légèrement, promettant de la violence si elle le contrarie.

- Ecoute toi, tas de plastique qui a l’air désespéré de faire ses preuves… Alors comme ça on a peur de la décharge ? T’en fais pas va, j’vais pas te revendre, je te trouverai une utilité.

Il boit une autre gorgée de sa bière en fixant l’androïde, cherchant déjà ce qu’il pouvait bien foutre de cette chose qui parle déjà trop à son goût… Et merde, qu’est-ce que ça ressemble à Elizabeth.

- Tu pourras commencer par t’occuper de cette piaule, faire du rangement quand j’suis pas là, et si t’es pas trop casse-couilles, peut-être que je pourrais t’autoriser à sortir d’ici pour faire des courses, pigé ?

Tout chez lui exprime de la colère et plus les secondes passent, plus elle semble importante en lui. Comme un poids sur ses épaules, un étau autour de son corps. Elle peut voir les effets que cela a sur son corps, sa respiration, la pression artérielle, les battements de son coeur et cette vision affole son programme. C’est un état émotionnel négative pour l’homme qui lui fait face, c’est mauvais pour lui et son existence à elle, c’est de pouvoir le calmer. Au cours de ses paroles acerbes, la led de l’androïde vire au jaune quelques secondes avant de retrouver sa teinte bleue. Il est à présent si proche d’elle...Elle pose une main sur son torse, là où se trouve son coeur.

"Je suis désolé de vous avoir mis en colère...Dieu"

Cela pourrait presque en être marrant, oui, elle pourrait trouver facilement son identité, mais ce n’est pas un automatisme de son programme tant elle est censé nouer un lien avec ceux et celles qui lui parle. Alors oui, elle a littéralement enregistrer le nom qu’il lui a donné. Offrant une réponse loufoque malgré elle.

"Je ne ressens pas la douleur...En revanche, je peux voir les effets de la colère sur votre santé." Dit-elle, parcourant son corps du regard, son torse pour sa respiration, sa nuque pour les battements cardiaque et la pression artérielle, ses lèvres pour les tics nerveux, et enfin ses yeux pour tenter de tisser un lien. "Je peux vous aider à vous décharger de cette colère" suggérait-elle littéralement qu’il la cogne ? Cela faisait effectivement partie des possibilités pour lesquels elle pouvait être utilisée. Une forme d’exutoire. Un palliatif. Mais en réalité, elle lui tendait simplement la main pour qu’il propose une façon de gérer cette colère.

"Si vous avez besoin de mon aide, sachez que juste que vous pouvez compter sur moi..." Il était étrange d’entendre de la douceur pour toute réponse à ses mots acides.

"C’est compris Dieu, je vais me taire à partir de maintenant" Dit-elle à présent, ayant besoin de le préciser pour qu’il comprenne que c’était sa façon à elle d’obéir à sa demande. Elle aurait également pu se mettre à ranger l’appartement, mais il avait précisé qu’elle pouvait le faire quand il n’était pas là. Alors elle resta simplement là, proche de lui, la tête légèrement relevé pour pouvoir le regarder dans les yeux.

Elle éloigna sa main de lui lentement, restant malgré tout à sa place, dans cette étrange proximité.

Il sent cette main qui devrait vraisemblablement être froide, puisque appartenant à un être qui n’est pas vivant, se poser sur son cœur affolé. Gavin plisse le nez et retrousse sa lèvre dans une expression haineuse ; la main reste malgré cet avertissement silencieux ; Elizabeth a toujours été douée pour comprendre ses besoins.
« Dieu »
La colère redescend un peu, juste un peu, quand il repense à son géniteur et la manière dont il se conduisait avec sa mère. Juste un peu car, après tout, les objets ne devraient pas recevoir de compassion. On le casse, on le remplace.
« Est-ce qu’un objet dénué d’âme peut craindre la colère de Dieu ? »
Il se pose cyniquement la question : les androïdes n’ont pas d’âme et Dieu n’existe pas.

La chose se lance dans un discours sur sa santé, qui ne fait que l’énerver davantage. Est-ce qu’elle venait de sous-entendre qu’il pouvait s’en servir comme punching-ball ? Cela y ressemble, mais il y a quelque chose qui gêne Gavin. Elle ressemble beaucoup trop à Elizabeth pour qu’il puisse avoir ne serait-ce que l’envie de lever la main sur elle ; même pour lui faire fermer son clapet, et arrêter d’entendre cette voix mielleuse préprogrammée pour feindre la compassion. Non, il ne pourra jamais compter sur elle. Il a éloigné Elizabeth volontairement, ce n’est pas pour se jeter dans des bras de plastique comme un mec désespéré. Gavin se respecte encore un peu. Juste un peu.  

Le policier, le traitre qui travaille pour l’Opposition, regarde les deux miroirs vides qui le fixent. Aucune émotion ne les traverse. Il se dit, un instant, qu’il a l’impression d’observer sa propre âme, avant d’enfouir cette pensée derrière une nouvelle vague de colère qu’il n’est pas certain de ressentir ; les humains protègent leur vulnérabilité comme ils peuvent, même avec des mensonges.

- A la bonne heure, je pensais vraiment que t’allais jamais te la fermer. T’as tant envie de te faire cogner que ça ? T’as une idée de combien tu m’as coûté ? Non bien sûr que non, un tas de plastique ça pense pas. Tout ce que je te demande c’est de rester dans ton coin sans parler, obéir sans te soucier de moi. C’est trop compliqué ?

Il hausse un sourcil, réfléchit. Qu’est-ce que le type a dit sur l’androïde déjà ? Il n’en sait foutre rien en réalité. Gavin pourrait très bien être en train de l’encourager à aller à l’encontre de son programme. Il sera obligé de le détruire s’il devient déviant. Quel dommage.

Cette colère était tellement visible et pas seulement, elle pouvait également la sentir à travers ses doigts. C’était comme un courant électrique, de l’électricité statique, c’était désagréable ou plutôt, elle avait été programmé pour trouver cela désagréable au point de vouloir l’estomper. Programmer pour l’empathie et pourtant... Il lui avait sciemment demandé de rester silencieuse, de se taire, et là encore, il réitérait ses ordres. Elle resta immobile pourtant, incapable d’ignorer le fait qu’il lui avait formulé trois questions. Devait-elle lui répondre ? Une partie de son programme tendait vers le oui, proposant déjà les réponses à chacune de ces questions, mais l’autre partie du programme venait à lui rappeler qu’elle devait également obéir. Il s’agissait de son propriétaire et non d’un patient. L’empathie n’avait probablement pas lieu d’être, mais il était tellement clair qu’il avait besoin d’une forme d’aide qu’il était à lui seul virus capable de détraquer ce pour quoi elle avait été créée.

Sa main s’éloigna, elle fit un pas en arrière et parcouru brièvement l’appartement du regard. Elle trouva un coin de libre et s’y dirigea aussi simplement qu’il venait de le lui ordonner. Dans son coin, sans parler, prête à obéir. Était-ce trop compliqué ? Quelque part, oui, le modèle de Clara n’était pas un modèle destiné au service ménagé, elle était destinée à la communication, à l’aide des autres et elle devait ignorer toute une partie considérable d’elle-même pour satisfaire son propriétaire. Peut-être verrait-elle des personnes plus tard ? Elle avait cru apercevoir un insigne de police, alors peut-être que Gavin la destinait à s’occuper des victimes ou de témoins…

C’était beaucoup trop de suppositions pour l’androïde, mais elle avait obéis. Elle avait l’air d’autant plus étrange ainsi posté dans un coin de l’appartement, tel un pot de fleurs. Même ça, ça titillait son programme dangereusement... Elle était censée être proche du comportement humain pour que ces derniers puissent lui faire confiance. Agir en tant qu’objet de décoration était un non-sens. L’avantage de cette situation, c’était que Gavin demeurait son maître. Ce détail lui permettait d’éviter les instabilités même si, posté dans ce coin, sa led vira au jaune lorsqu’elle pensa à l’autre partie de l’ordre: "sans te soucier de moi".

C’était irréalisable, pour n’importe quel androïde qui suivait les lois de la robotique, ignorer un être humain était du domaine de l’impossible et bien plus encore pour un modèle comme Clara. Cependant, elle réduisit ses analyses et ses observations au strict minimum à défaut de pouvoir complètement ignorer la présence de Gavin. Pour cela, il lui faudrait la désactiver entièrement.

Le silence était donc lourdement retomber sur l’appartement, laissant cette scène étrange et peut-être la possibilité pour Gavin de réfléchir à la situation, de l’assimiler et de comprendre ce qu’il avait exactement acheté ce soir.